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ByeByeBinary
Typothèque
Ensemble de typographies inclusives en open source
Les langues nouées
Karin Schlageter
Langues entravées
Depuis quelques années, auteur·ice·s et designers graphiques expérimentent à partir des normes grammaticales de la langue française afin de « débinariser » son expression écrite. Celle-ci repose depuis le XVIIe siècle sur la soi-disant universalité grammaticale du masculin neutre – et son adage « le masculin l’emporte ». Cette norme s’est imposée au détriment d’autres règles grammaticales qui furent autrefois en usage telles que le principe de proximité ou celui de la majorité¹. La théorie des énoncés performatifs² – et ses nombreuses suites – invite à considérer la puissance de réalisation du langage. Elle nous fait sentir que le langage structure notre représentation du monde, notre réalité, et en constitue une des principales infrastructures. De sorte qu’un énoncé n’est jamais neutre ni inopérant, au contraire, il est générateur de réalités tangibles.
La norme dans la machine
Le design d’interface et l’ergonomie des nouvelles technologies nous illusionnent sur un monde machinique dénué d’êtres humainx, où les robots seraient autonomes dans leurs tâches. Plus encore, leur apparente fluidité d’utilisation masque les infrastructures sur lesquelles elles reposent. Pour la gestion numérique du texte, c’est la norme Unicode qui régit et standardise nos échanges. Basée sur l’alphabet latin, c’est sur elle que s’appuient tous les logiciels, toutes les messageries, et tous les sites web présentant du texte, afin d’être lisibles partout et sur tous les appareils électroniques. Mais incomplète et restrictive, l’incontournable Unicode traduit aussi un latino-centrisme trop peu questionné.
Queering technologies
L’enjeu d’une minorité réside socialement dans sa possibilité/capacité à se représenter avec sa propre langue, en développant par exemple des stratégies de contournement des normes implicites du langage qui participent à sa minorisation. La collective de design graphique ByeByeBinary œuvre à élaborer des modalités de visibilité queer opérationnelles pour hacker la binarité de la langue française en utilisant une zone en friche du standard Unicode. L’expérimentation graphique autour de l’écriture inclusive est le point de départ de cette communauté créative, dont les formes d’action dépassent le seul dessin de caractère. En travaillant notamment à rendre fonctionnels les glyphes non-binaires dessinés par ses membres grâce à l’initiative QUNI de pratiques logicielles communes, la collective rend l’utopie tangible, à même la langue, et invite tout typographe à la suivre.
Un grand nœud de langues
De nombreuses fontes ont été dessinées et publiées sous licence libre par ByeByeBinary, rassemblées au sein d’une typothèque en ligne. Elles explorent quatre modalités d’inclusivité³ dont je présenterai ici principalement la ligature. Permettant de remplacer le point médian – et autres signes de ponctuations employés afin de marquer les flexions de genre – par des lignes nouant les lettres ensembles, les ligatures tracent à mes yeux de lyriques tentatives de débinariser le langage. Leurs tracés enlacés produisent une esthétique de l’amour et de la sexualité, nouant ensemble les mots et les genres dans leurs infinies réalités.
Il se coule dans elle.
Dans la langueur moite du e dans l’a.
Le ruisseau tortueux du x dans le s déborde de son lit.
La vague du f se déverse dans le s.
La salive écume, coule de la bouche.
Les fluides corporels relient les corps en un invisible réseau baveux.
Le baiser à pleine bouche d’un langage volontairement inassimilable.
¹ Pour aller plus loin, voir le texte de ByeByeBinary “Imaginaires typographiques inclusifs, queer et non binaires” pour la revue RADDAR
² Formulée par Austin dès 1962 dans Quand dire c’est faire.
³ Cinq typographies sont détaillées par Félixe T. Kazi-Tani et accompagnées d’un entretien avec Caroline°Camille Dath°Circlude ici
ByeByeBinary (BBB) est une collective franco-belge, une expérimentation pédagogique, une communauté, un atelier de création typo·graphique variable, un réseau, une alliance. La collective, formée en novembre 2018 lors d’un workshop conjoint des ateliers de typographie de l’École de Recherche Graphique (erg) et La Cambre (Bruxelles), propose d’explorer de nouvelles formes graphiques et typographiques adaptées à la langue française, notamment la création de glyphes (lettres, ligatures, points médians, éléments de liaison ou de symbiose) prenant pour point de départ, terrain d’expérimentation et sujet de recherche le langage et l’écriture inclusive et non-binaire.
Karin Schlageter (*1988, FR-CH) est commissaire d’exposition indépendante. Diplômée du Master « Arts et Langages » de l’EHESS en 2011, elle a été membre du comité de rédaction de la revue française de cultural studies Poli-politique de l’image de 2010 à 2018. Récemment, elle est lauréate d’une bourse de recherche en théorie de l’art du Cnap et d’une résidence de six mois à la Cité Internationale des Arts de Paris (2020-2021). En 2022, elle est pensionnaire de la Villa Kujoyama, Kyoto. En ce moment, elle travaille à un projet de recherche curatorial qui s’articule autour des héritages du vernaculaire dans la création contemporaine, et en particulier leur réévaluation, leur transformation et leur actualisation par les artistes.
Faites un don à la typothèque de ByeByeBinary (BBB). Ces fontes sont publiées en licences libres, téléchargeables gratuitement, et sont aujourd’hui partagées vers le plus grand nombre via la typothèque. Si vous le pouvez, faites un don. Il permettra de rémunérer plus justement leur travail autour de cette Typothèque et de la mise en place du QUNI (Queer Unicode Initiative) : typothequegenderfluid