- Salon immatériel
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Jane Topping
www.rabbitcottontoothcottonrabbit.com, 2018-en cours
Projet web
Représentée par Patricia Fleming Gallery, Glasgow
The Hypnotised Machine
Francesca Zappia
Quand j’étais enfant, je fus hypnotisée par mon dentiste. L’hypnose se passa comme cela :
« Le dentiste George W. Fairfull Smith attacha quatre boules de laine de coton sur la longueur de la fraise dentaire rotative. C’étaient, disait-il, trois petits lapins chassés par un renard affamé. Ayant besoin d’un endroit pour se cacher, les lapins se demandèrent si je pouvais l’autoriser à creuser un trou dans ma dent, dans lequel ils pourraient s’enfuir. Fairfull Smith s’empressa de boucher ce trou dentaire avant que le renard n’eût une chance de les rattraper. J’acceptais sur-le-champ. Je regardais les lapins en coton tourner en rond, pendant que Fairfull Smith me faisait un plombage sans anesthésie. Tout fut filmé par une équipe de tournage de la BBC et diffusé à la télévision en 1982. »
– Jane Topping
Visualisez ces petits lapins et le renard. Ils tournent en rond, pris dans une boucle infinie. Plus votre œil essaie de les capter, moins vous arrivez à distinguer leur forme. Ils deviennent une énorme spirale. Cette spirale commence peut-être à prendre des couleurs vives. Puis un bruit visuel fait irruption. Les images se brouillent, se distordent. Elles s’entremêlent. Vous tombez de l’autre côté du miroir, et vous vous trouvez à voler sans gravité dans l’espace. Votre image est aussi déformée. Est-ce toujours vous ? Êtes-vous quelqu’un d’autre ? La réalité n’est jamais deux fois la même.
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Cette boucle narrative, hypnotique, a un air de science-fiction. Elle révèle des mondes parallèles dans l’œuvre de l’artiste basée à Glasgow Jane Topping. L’hypnose est le point de départ d’un projet appelé Peter & nou, au sein duquel les pièces qui le composent se multiplient. Il y a des vidéos et des images, des publications et des impressions, comme si, pendant un moment, le projet essayait de contenir (ou de donner un sens à, peut-être) la quantité infinie d’images qui circulent dans les médias. Avant de perdre le contrôle, à nouveau.
Car www.rabbitcottontoothcottonrabbit.com naît de Peter & nou, mais le contient aussi. Il en est le composant et en même temps la manifestation.
www.rabbitcottontoothcottonrabbit.com est comme une gigantesque machine sous hypnose.
Mais comment fonctionne cette machine ?
Dans son essai Digital Divide (2012), Claire Bishop identifie le repurposing (réaffectation) comme une nouvelle stratégie créative de l’ère numérique. Les artistes post-Internet utilisent des contenus existants pour créer de nouveaux corpus d’œuvres — « l’acte du repurposing s’aligne sur les procédures de reformatage et de transcodage – la modulation perpétuelle de fichiers préexistants »
Cette nouvelle stratégie exige que l’artiste opère désormais par le plus petit geste créatif : la sélection. La sélection devient la manifestation de l’autorialité de l’artiste sur des contenus existants — des textes, des objets, des images ou des films trouvés. Leur réagencement et leur recontextualisation créent un sens nouveau et des récits inédits.
Dans Art Power, le philosophe Boris Groys analyse l’importance de l’installation dans l’art contemporain, qui « installe tout ce qui autrement ne fait que circuler dans notre civilisation. Elle montre aussi la souveraineté de l’artiste à l’œuvre : comment cette souveraineté définit et opère ses stratégies de sélection. »
www.rabbitcottontoothcottonrabbit.com est un glitch dans la mécanique bien huilée du nouveau geste créatif. Plus encore… il produit une nouvelle sélection rien que pour vous, il vous donne le droit de regarder une nouvelle œuvre jusqu’au moment où vous décidez de cliquer sur les éléments de la page, ou de rafraîchir votre navigateur. Ensuite, il crée une autre nouvelle œuvre. Encore et encore.
Vous suivez le cercle et les hyperliens Peter et nou, et une nouvelle dimension visuelle s’ouvre à vous. Elle est composée d’images trouvées, de clips vidéos, d’audios et pièces sonores, d’œuvres de l’artiste et de parties de ses recherches… le tout combiné dans des arrangements traités de manière aléatoire qui créent de nouvelles associations. Vous vous trouvez à chaque fois dans une nouvelle narration.
Hypnotiquement, vous naviguez dans ce générateur d’art et vous vous y perdez.
www.rabbitcottontoothcottonrabbit.com est le cyborg jouant aux dés avec l’univers.
Jane Topping alimente la machine en contenus, puis lui confie la création de la sélection.
La machine hypnotisée produit des synchronicités. Ces « coïncidences d’événements dans le temps et l’espace signifient quelque chose de plus que le simple hasard, une interdépendance particulière des événements objectifs entre eux ainsi qu’avec les états subjectifs (psychiques) de l’observateur ».
La synchronicité est la nouvelle narration, et vous êtes pris dedans.
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1 Le projet Peter & nou comprend les vidéos Peter (2014) et nou (2018). Toutes deux font référence à l’hypnose, alors qu’elles sont respectivement inspirées du film Blade Runner (1982, dir. Ridley Scott) et du livre de science-fiction Memoirs of a Spacewoman (1962) de la romancière et poète écossaise Naomi Mitchison.
2 Claire Bishop, Digital Divide, dans Artforum, sep. 2012
3 Boris Groys, Art Power. Cambridge: The MIT Press, 2008, p. 94
4 « Dieu ne joue pas aux dés avec l’univers. » (God doesn’t play dice with the universe), a dit Einstein.
« Je préfère être un cyborg qu’une déesse » (I’d rather be a cyborg than a goddess), dit Donna Haraway
Einstein n’avait pas envisagé la mécanique quantique. Celle-ci vient bouleverser le principe de causalité, entendu comme la relation entre cause et effet, sur lequel la science occidentale s’est toujours fondée. La mécanique quantique ouvre plutôt vers une approche des phénomènes naturels et des lois de l’univers qui ne prédit que les probabilités des résultats possibles. Avec l’introduction du hasard en physique, les artistes se sont tournés vers d’autres systèmes de connaissance. Les artistes conceptuels ont été inspirés par le I-Ching, ou Livre des Mutations, et ont introduit les opérations de hasard dans l’art.
Le cyborg, comme l’a défini Donna Haraway, est un hybride d’humain et de machine, une « créature de la réalité sociale ainsi qu’une créature de fiction ». Voir Donna J. Haraway, A Cyborg Manifesto : Science, technology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century, dans Simians, Cyborgs, and Women : The Reinvention of Nature (New York : Routledge, 1991), 149-181.
5 Carl Jung, ‘Foreword’, in Wilhelm, Richard, and Cary F. Baynes. The I Ching: Or, Book of Changes. New York: Pantheon Books, 1950.
Jane Topping est une artiste et une universitaire écossaise, actuellement chargée de cours dans le cadre du programme MLitt Fine Art Practice à la Glasgow School of Art et anciennement professeure associée de Fine Art à l’Institute of the Arts de l’Université de Cumbria. Sa pratique interdisciplinaire post-net s’inspire de sujets tels que la science-fiction, le féminisme, les archives, l’écran et la vie et les œuvres d’écrivains, parmis lesquels Naomi Mitchison. La vidéo de Topping, Peter, a remporté le prix du Best PKD Short au cinquième Annual Philip K. Dick Science Fiction Film Festival, New York, 2017.
Francesca Zappia, curatrice invitée du Salon immatériel, est une curatrice indépendante basée à Glasgow. Sa recherche se développe autour d’une réflexion sur la transmission de la mémoire et la fabrication de nouveaux savoirs. Au centre de sa pratique, la plateforme en ligne past-forward.net s’intéresse à Internet comme lieu de mémoire et nouveau système de savoir, tout en mettant en place des pratiques collaboratives inspirées de l’open source. Se focalisant sur la “spatialisation de la recherche” son travail se matérialise dans l’utilisation de différents formats : expositions, publications, plateformes en lignes, formes discursives.
Francesca est lauréate de la bourse curatoriale du Cnap, dans le cadre de laquelle elle a publié Les Flâneuses. Copies, citations, appropriations dans les collections du Centre national des arts plastiques. Parmi ses autres projets : The Curator’s Workshop (CCA|Centre for Contemporary Arts, Glasgow, 2020), L’intrigue se cherche dans le dénouement de son nœud (la compagnie, lieu de création, Marseille, 2018), Raoul Reynolds: A Retrospective (Scotland Street School Museum, Glasgow; La Friche la Belle de Mai, Marseille, 2016) et East End Transmissions (The Pipe Factory, Glasgow, 2014). Francesca a aussi travaillé comme chargée d’exposition et archiviste auprès du FRAC Ile-de-France, de la François Pinault Foundation, du Cnap), du Fonds municipal d’art contemporain de la Ville de Paris, et de Vidéomuseum.