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Tarek Lakhrissi
Le Sang! / Blood!, 2016-2022
Courtesy de l’artiste
Le Sang !
Arlène Berceliot Courtin
Le Sang !¹ se manifeste à travers sa dimension orale. Il est là pour être lu à voix haute et embrasser toute son étendue performative. Vous le lisez, mais surtout vous l’entendez. Il répond à une volonté non-savante et non-autoritaire de déplacer les marges, une invitation à désapprendre la pensée dominante, à défaire les familles nucléaires. Le Sang ! existe sous forme de flux et de reflux retransmis lors de lectures privées ou face à un public. Le Sang ! circule, Le Sang ! doit circuler.
Le Sang ! est une stratégie reposant sur la déconstruction de la langue comme système établi par ordre d’une grammaire étatique. Le Sang ! devient un nouveau mode de défense. Son vocabulaire commun, voire neutre est celui de l’anglais. Une forme de serveur partagé, à partir duquel tout devient envisageable. Un anglais qui présente l’avantage d’unifier autant que de souligner le champ lexical de l’affect, de l’affectivité, de l’être affecté·e et peut-être même celui de l’utopie des affects.
L’anglais universalise tout en refusant l’universalisme à la française. Il devient par conséquent, le vecteur d’une élocution permanente qui autorise l’existence d’un métalangage initié lors du passage d’une langue à l’autre. De l’arabe (parfois) vers le français (souvent) vers l’anglais (toujours) constamment enrichi par le manque d’ascendance d’une langue sur l’autre et l’absence d’ingérence d’une langue sur les autres. À travers ces allers-retours prononcés par une seule bouche, Le Sang ! a un corps, Le Sang ! a une histoire, Le Sang ! a une famille, celle qu’il est possible d’aimer.
Le Sang ! fédère autour de lui. Ou plutôt, il fédère autour d’elleS, au plus près d’elleS. Le Sang ! ne s’éloigne pas de ses racines et interpelle pour cela les référent·e·s tel·le·s que Jean Genet ou Monique Wittig. Le Sang ! est peut-être finalement une phrase à prononcer ensemble. Le Sang ! évoque aussi le continent américain comme exil. Le Sang ! dit l’essentiel sans jamais essentialiser. Le Sang ! est radical et répète haut et fort sa radicalité. Le Sang ! dit que les Guerrillères² sont toujours là. En vie, en chair, en os. Elles sont tout autour de toi, de moi, de vous. Il dit aussi que ces Guerrillères sont les tiennes, les miennes et surtout les vôtres.
Le Sang ! est présent. Il faut donc le conjuguer au présent. Le Sang ! n’est pas romance, il n’est pas romantique, il ne s’excuse pas, il est sans complexe, jamais. Il s’apparente davantage à une illumination anticipatrice.³ Une île queer dans laquelle l’arme est le mot.
¹ Le sang !/Blood! est le premier recueil de poèmes de Tarek Lakhrissi rassemblant des textes écrits entre 2016 et 2022. « L’ouvrage se présente comme un miroir en deux langues, anglais et français, et nous fait découvrir les thèmes qui structurent l’œuvre de l’artiste comme, entre autres, le combat, le corps, le langage et l’expérience queer minoritaire. Il a été intégralement conçu dans l’atelier d’édition de Lafayette Anticipations. » Texte de présentation, extrait du site internet de Lafayette Anticipations (consulté en août 2022).
² « Elles disent qu’elles ont appris à compter sur leurs propres forces. Elles disent qu’elles savent ce qu’ensemble elles signifient. Elles disent, que celles qui revendiquent un langage nouveau apprennent d’abord la violence. Elles disent, que celles qui veulent transformer le monde s’emparent avant tout des fusils. Elles disent qu’elles partent de zéro. Elles disent que c’est un monde nouveau qui commence. » Monique Wittig, Les Guérillères, Première de couverture, Édition de poche, Minuit, Paris, 1969.
³ « Certaines performances de citoyenneté queer contiennent ce que j’appelle une illumination anticipatrice d’un monde queer, un signe qu’une réalité queer existe bel et bien, un noyau de possibilité politique au milieu d’un présent hétérosexuel sidérant. » Cruiser l’utopie – L’après et ailleurs de l’advenir queer; José Esteban Muñoz, Éditions Brook, Paris, 2021.
Arlène Berceliot Courtin est curatrice, chercheuse et autrice indépendante, engagée au sein des réseaux professionnels IKT, CEA, AICA et ACD. Après une expérience de dix années à la direction de galeries d’art contemporain de renommée internationale, elle cofonde en 2018 le curator-run-space furiosa, consacré à la recherche en art et en curating. En 2019, elle est lauréate du programme de résidences “Sur Mesure” de l’Institut Français pour lequel elle mène une recherche sur l’interrelation entre le nouveau roman français et l’oeuvre de la chorégraphe et cinéaste américaine Yvonne Rainer en partenariat avec l’IMEC – France, The Getty Research Institute, Los Angeles, False Library, NYU, New York. Depuis 2011, elle collabore avec des lieux et institutions culturelles parmi lesquelles le Centre National de la Danse, l’Institut National d’Histoire de l’Art, Air de Paris, la Galerie des Galeries, Artorama, le Bureau des Arts Plastiques et Gallery Week-end à Berlin ou encore Manifesta à Marseille. En 2022, elle bénéficie d’une résidence de recherche du Centre National des Arts Plastiques et de la Villa Albertine / Ambassade de France aux États-Unis afin de poursuivre cette recherche sur l’interprétation des écrits français par Yvonne Rainer, mais cette fois du côté des études féministes prenant ainsi comme figure centrale Monique Wittig.
Tarek Lakhrissi (vit et travaille à Paris) est un artiste et poète français avec une formation en littérature. Il travaille dans les domaines de l’installation, de la performance, du film, du texte et de la sculpture, et s’intéresse aux récits de transformation du langage, de la magie, de la bizarrerie et des codes. Sa formation littéraire est nourrie d’influences d’autrices et d’auteurs féministes et queer conférant à son travail une atmosphère critique et un intérêt sur l’expérience queer minoritaire. Tarek Lakhrissi enseigne également dans le cadre du Master en Arts Visuels du CCC de la Head à Genève. Ses expositions récentes individuelles ou collectives incluent Palais de Tokyo (Paris), Museum of Contemporary Art; 22e Biennale de Sydney (AU), Wiels (Bruxelles), Manchester International Festival (Manchester), Fondation Ricard (Paris), La Verrière, Fondation Hermès (BE), Tinguely Museum (Bâle), HKW (Berlin), Frac Lorraine (Metz), CAC Brétigny, High Art (Paris), Grand Palais, FIAC (Paris), La Galerie CAC (Noisy-Le-Sec), Fondation Lafayette Anticipations (Paris), Hayward Gallery (Londres), CRAC Alsace (Altkirch), Veda gallery (Florence), Confort Moderne (Poitiers), Mostyn (Llandudno), Shedhalle (Zurich); Palazzo Re Rebaudengo/Sandretto (Guarene/Torino), Kevin Space (Vienne), Quadriennale di Roma; Palazzo delle Esposizioni (Rome), Auto Italia South East (Londres), L’Espace Arlaud (Lausanne), Kim? (Riga), SMC/CAC (Vilnius). Les oeuvres de Lakhrissi sont notamment dans les collections du CNAP, du FRAC Aquitaine, de l’IAC, du FRAC Grand Large, Defares ou encore de la Fondation Sandretto. Il est représenté par la galerie VITRINE (Londres/Bâle).